On me saisit et m’étudie ; on me retourne et me soupèse ; on me caresse et je m’éveille. Le chaud contact de la peau sur mon cuir me fait frémir. Je m’anime et me déploie ; je m’ouvre à vous.
Aujourd’hui, je ne vaux plus grand-chose mais, jadis, on me chérissait. Tant d’heures passées à surprendre, distraire ou rappeler. Tant d’années devrai-je dire. Tous ces souvenirs emmagasinés à la hâte, avant qu’on ne me délaisse.
O ! Combien je l’ai aimée cette famille, ma famille pour ainsi dire. Et aujourd’hui, plus rien ! Quels ingrats ! Finir dans une vulgaire brocante. Pourtant, ma mémoire n’a pas de prix.
Ma première lecture remonte au printemps 1913. J’avais bien connu d’autres petites mains avant cela, mais rien de bien significatif ; quelques ouvrières, des relieuses, des encolleuses… Autant de mamans dont j’avais croisé les vies l’espace d’un instant, d’une discussion, d’une bribe de phrase ; le temps d’un moment trop court pour apprendre à les connaître vraiment.
Et puis il y avait eu cet homme. Je m’en souviens comme si c’était hier. La date, vendredi 25 avril ; l’année d’avant la grande guerre. Il m’avait trouvé dans la petite librairie de son quartier. Le soir, il s’était installé à son bureau, me posant délicatement devant lui. Ce jour-là, je pensai bien que ça y était, j’avais enfin une famille. Mais au lieu de me parcourir, il avait saisi sa plume et avait inscrit sur ma page de garde :
« Le 27 Avril 1913, à ma filleule, que ces Fables comme cette communion t’apportent les principes d’une vie équilibrée. »
Ce n’était donc pas là mon vrai foyer. Inutile de préciser qu’au cours des deux jours qui suivirent, mon excitation ne fit que croître jusqu’à ce qu’enfin, la filleule déchire le papier kraft dans lequel j’étais maintenu prisonnier. Marie caressa ma couverture, me feuilleta délicatement, effleura mes illustrations colorées ; je sentais qu’elle était fière de me posséder, et je l’étais tout autant d’éveiller un tel sentiment chez ma première jeune propriétaire.
Et ce fut le début de nombreuses années de partage ; nous nous découvrions mutuellement ; elle, mes histoires, et moi, sa famille, ses habitudes, ses secrets… Mais ces années passèrent trop vite. Marie grandissait et bientôt je ne fus plus qu’un objet de décoration. On me consultait encore occasionnellement, à la recherche d’un passage, d’une ligne, de souvenirs, mais je faisais partie des meubles.
Marie continua de grandir ; sans moi. Puis un jeune homme apparut un jour. On parla bientôt fiançailles, mariage, déménagement… A mon grand bonheur, je fus mis dans un carton ; j’étais du voyage. Lorsque j’en ressortis, sept années s’étaient écoulées et la famille s’était agrandie. C’est d’ailleurs ce qui me valait cette réhabilitation en tant que membre à part entière de la nouvelle maison ; Marie m’offrait à sa fille en guise de méthode de lecture.
J’avais du temps à rattraper, des trous à combler dans la trame familiale. Je ne savais rien de la petite Mathilde et pas grand-chose de son papa. Je m’y employai donc à compter de ce moment. Un jour pourtant, tout ceci avait bien failli se terminer.
Nous étions en 1933 ; mi-mai. Mathilde avait dix ans. Un après-midi que ses parents étaient sortis, des camarades étaient venus la chercher. Après quelques minutes d’une discussion que je n’entendais pas, elle avait accepté de partir avec eux. Avant de quitter la maison, elle était venue me chercher ainsi que deux autre de ses livres. Je ne savais pas ce qui se passait, mais j’étais content de la voir évoluer dans d’autres lieux, d’en apprendre toujours un peu plus sur elle.
Ma joie fut de courte durée. Chaque enfant avait apporté avec lui deux ou trois livres. Nous fûmes bientôt tous jetés au beau milieu de la clairière où ils s’étaient regroupés. Rapidement, un amas de branchages vint nous recouvrir. Les enfants étaient excités ; ils voulaient jouer à la guerre. La veille, ils étaient allés au cinéma avec leur instituteur voir « Madame Bovary » de Jean Renoir. Les actualités avaient annoncé des vagues hystériques d’autodafés en Allemagne ; des bûchers avaient été dressés à travers tout le pays pour détruire les écrits juifs considérés comme dangereux par un nazisme grandissant.
Pour l’heure, c’est ici que cela ce passait. Les flammes commençaient à croître et les premiers livres à se ratatiner. Les enfants avaient formé une ronde autour du foyer ; ils chantaient. Les flammes grandissaient, elles se rapprochaient irrémédiablement de moi. Mes voisins partaient en fumée. Les premières flammèches léchaient déjà ma couverture dont fort heureusement le cuir me protégeait mieux que mes camarades de carton et de papier.
Je n’allais plus résister bien longtemps lorsqu’un cri retentit. Les enfants s’égaillèrent en tous sens et un seau d’eau submergea le brasier. C’était moins une ; le garde champêtre avait vu la fumée et était intervenu sans attendre. Les garnements en furent pour une bonne correction une fois leurs parents prévenus et je réintégrai ma place sur les étagères. Finalement, j’étais aussi bien ici.
Dire que j’avais survécu aux bombardements de la première guerre mondiale, que j’allais bientôt en connaître une seconde, autant d’évènements, comme plus tard mai 68, qui auraient pu m’anéantir et auxquels j’avais survécu, et que j’avais manqué périr à l’ « entre-deux », en temps de paix ! Enfin…
Après cet épisode, ma vie avait repris son cours normal : remisé sur une étagère en 37, un déménagement et un mariage en 48, un enfant en 55 - un fils cette fois, Mathieu – dont je devins le confident en 63.
Avec Mathieu, ça n’avait pas vraiment accroché et j’étais vite retourné garnir la bibliothèque. Non sans avoir perdu quelques morceaux de pages et gagné en égratignures sur la croûte de mon cuir. Alors un autre cycle avait commencé, qui s’acheva au début des années 80 avec la rencontre du premier des trois enfants de Mathieu. Et c’est l’un deux, Emilie, qui me brade aujourd’hui, en ce printemps 2000, sur ce coin de trottoir, après tant d’instants passés avec cette famille.
J’avoue cependant avoir quelques espoirs ; c’est déjà ma troisième brocante, trois ans que je passe au travers. Il faut dire qu’Emilie ne semble pas prête à se séparer de moi pour une bouchée de pain. Et puis... il m’a semblé remarquer une rondeur naissante sous son chandail alors, qui sait, peut-être… bientôt… un nouveau cycle…